INTERFACE ET IMMERSION: L’interface HUD dans les jeux vidéo d’aventure
INTRODUCTION
Depuis les années 1980, l’industrie du jeu vidéo n’a cessé de se démarquer en offrant des expériences uniques, et aujourd’hui elle cherche de plus en plus à rivaliser avec le cinéma, en convaincant les joueurs grâce à des aventures toujours plus captivantes et immersives. La notion d’immersion est devenue tellement importante qu’elle est avancée comme un des mot clé des campagnes de promotion d’un jeu. Cette priorité n’est pas en soit négative mais elle devient néfaste lorsqu’elle prend le dessus sur d’autres aspects fondamentaux du jeu lors de sa création (expérience de jeu, univers, histoires, technique) et amène à une standardisation de la direction artistique des jeux se voulant ultra réalistes.
Pour renforcer cette immersion, les tendances graphiques actuelles visent à minimiser l’impact des HUD, interface en permanence affichée à l’écran et souvent perçue comme intrusives. Pourtant, l’HUD reste essentiel pour guider les joueurs et les designers graphiques sont donc confrontés à un paradoxe : comment aider le joueur dans son
expérience de jeu si les informations qui lui sont destinées sont considérées comme invasives et comme un frein à l’immersion ? La solution souvent privilégiée, une interface discrète et simple, pose néanmoins la question de sa contribution réelle à l’immersion. Ne risque-t-elle pas, à force de standardisation, de rendre l’expérience
vidéoludique moins unique et engageante ?
Pour tenter de répondre à ce dilemme j’aborderai la problématique suivante: “En quoi la recherche de l’expérience immersive impacte l’interface HUD dans les jeux vidéo d’aventure?” Cet article se concentrera sur les interfaces HUD dans les jeux d’aventure à budget élevé, autrement dit, les jeux AAA.
I. L’interface HUD : entre nécessité et obstacle à l’immersion ?
1.1 Le rôle de l’interface HUD
Dans les jeux vidéo, l’interface HUD est l’un des éléments les plus importants puisqu’elle est visible sur l’écran du joueur la majorité du temps lors de ses sessions de jeu. Mais qu’est-ce que l’interface HUD ? L’interface HUD fournit au joueur des informations cruciales pour faciliter son expérience de jeu tel que des indicateurs de santé, des repères géographiques, des objectifs de mission, ou encore des notifications contextuelles sur les actions possibles. Kristine Jorgensen la définit ainsi : « l’interface HUD du jeu est un système qui fournit au joueur des informations pertinentes sur le gameplay et les bons outils pour interagir avec le jeu ». Ces informations se retrouvent souvent à la périphérie de l’écran de manière à ne pas gêner le joueur lors de sa partie.
En guidant le joueur sans interrompre le déroulement de l’action, l’interface HUD devient un outil clé pour maintenir le rythme du jeu et renforcer son engagement. Cependant, le HUD, bien qu’essentiel dans beaucoup de jeu, peut vite devenir un élément encombrant s’il est mal pensé par les designers UI.

1.2 Les limites du HUD
Malgré son utilité le HUD peut rapidement devenir une source de frustration ou de distraction s’il est mal conçu. Une interface HUD surchargée ou placée de manière intrusive dans le cadre peut créer une gêne visuelle pour le joueur qui se retrouve submergé par une quantité excessive d’informations à traiter ce qui peut par la suite entrainer une certaine une frustration. Cela peut amener le joueur à se détourner de l’univers du jeu et briser l’illusion d’immersion puisqu’il est sans cesse ramené aux mécanismes du jeu au lieu d’être plongé dans une expérience fictive engageante.
Comme le souligne Greg Wilson dans son article Off With Their HUDs ! : Rethinking the Heads-Up Display in Console Game Design, bien que les joueurs expérimentés ne soient en général pas intimidés par les nombreuses jauges affichées en permanences sur l’écran, des joueurs moins expérimentés pourraient se sentir dépassés par le nombre d’informations à prendre en compte et donc par la même occasion être amenés à briser l’illusion d’immersion et se détacher du jeu.

II. L’Évolution vers une expérience immersive
2.1 L’immersion
Tout comme les cinéastes, les développeurs de jeux vidéo cherchent à offrir une expérience émotionnelle profonde et captivante en particulier dans les jeux vidéo d’aventure où le joueur devra explorer un monde fictif pendant des longues heures de jeu. Comme le souligne Bruno Trentini : « l’expérience de l’immersion se caractérise par une
rencontre entre deux mondes : le monde dans lequel on évolue habituellement et le monde dans lequel on s’immerge momentanément, souvent à l’aide d’un dispositif ».
L’immersion est un phénomène complexe, et selon Dominic Arsenault et Martin Picard, elle se divise en trois étapes clés : tout d’abord « l’engagement » qui est la zone de départ où le joueur accepte de s’investir et où le jeu garde une certaine accessibilité. Vient ensuite « l’absorption», moment où le joueur, ayant assimilé les règles du jeu et leur logique, s’implique émotionnellement. Et enfin, «l’immersion totale » lorsque le joueur ressent une présence complète dans l’univers du jeu, et est entièrement centrée sur son expérience.
En créant une expérience qui plonge le joueur dans une immersion totale, le jeu peut créer le phénomène de suspension consentie de l’incrédulité. Ce concept consiste à « s’impliquer émotionnellement dans un récit », permettant aux spectateurs de se sentir investi dans un monde, des personnages ou arcs-narratifs non-crédibles et irréalistes.
Pour aboutir à un tel résultat les développeurs puisent beaucoup de leurs inspirations d’un autre média caractérisé par son degré d’immersion : le cinéma.
2.2 L’influence du cinéma sur les jeux vidéo : la quête de réalisme comme moteur d’immersion
Depuis les avancées des moteurs graphiques, les jeux vidéo se rapprochent du cinéma, offrant des expériences immersives comparables à celles des films et donnant naissance à un tout nouveau genre de jeu ou la frontière entre jeu et film est de plus en plus floue : les histoires interactives. Ce genre a été popularisé dès les années 2000 par le studio Quantic Dream avec Fahrenheit. Dans L’art de Quantic Dream, Jean Zeid y décrit l’intégration de codes cinématographiques comme les gros plans, plans larges ou travellings, et souligne que « la qualité de l’image, le montage, l’ambiance, le son, la musique et le jeu des acteurs contribuent à notre implication dans le récit ».

D’autres jeux, tels que Ghost of Tsushima, s’inspirent du cinéma, notamment des œuvres de Akira Kurosawa. Ce jeu rend hommage au réalisateur avec le mode « Kurosawa », qui remplace les couleurs vibrantes par un noir et blanc évoquant les films de samouraïs.
Les développeurs intègrent aussi des acteurs hollywoodiens pour améliorer le jeu d’acteur et élargir leur public, comme Keanu Reeves dans Cyberpunk ou Léa Seydoux dans Death Stranding.

Cette ressemblance avec le cinéma peut affecter le gameplay en lui-même en proposant une manière de jouer plus «réaliste » au détriment du plaisir de jouer. Dans le jeu Red Dead Redemption II, beaucoup de joueurs n’ont pas accroché au gameplay « réaliste » du fait de la lenteur du rythme du jeu et des mouvements du personnage jouable.
Le blog américain Kotaku, spécialisé dans la critique de jeux vidéo, fait une analyse critique du jeu Red Dead Redemption II. Bien que l’analyse loue le monde impressionnant du jeu, son histoire immersive et son souci du détail, elle critique aussi le rythme de certaines mécaniques de jeu, jugées lentes et frustrantes, favorisant une approche réaliste des mouvements du protagoniste plutôt qu’une approche fluide et agréable pour le joueur.

«Appuyer sur un bouton dans Red Dead Redemption 2 entraîne rarement une réponse immédiate ou satisfaisante. Contrôler Arthur (le protagoniste) à travers le monde ressemble moins à contrôler un personnage de jeu vidéo qu’à donner des instructions à un acteur. «Mets-toi à couvert», je lui dirai, pour le voir grimper sur le couvert. Ai-je appuyé sur le bouton trop tard ? Mon appui sur le bouton a-t-il été enregistré ? «Mec, baisse-toi», j’implorerai, alors que ses ennemis commencent à ouvrir le feu. Il tournera lentement sur lui-même, puis glissera au sol avec une animation maladroite et élaborée. «MET-TOI À COUVERT», j’ordonnerai, en appuyant sur le bouton «se mettre à couvert» pour ce qui semble être la sixième fois. Il avancera son poids vers l’avant, puis finira par se cacher derrière le mur.»
2.3 Vers un minimalisme qui freine l’innovation ?
La simplicité et la discrétion des interfaces HUD est devenue un prérequis dans de nombreux jeux contemporains. Cependant, il peut renforcer une convention de design qui décourage les expérimentations créatives, potentiellement perçues comme intrusives par les joueurs habitués à des interfaces standardisées.
Même des jeux acclamés par la critique comme The Last of Us ont défavorisé l’interface HUD en faveur d’autres aspects techniques. Alexandria Neonakis, designer UI en chef sur le jeu à l’époque, confit que la question de l’interface HUD a été abordée tardivement :
« Il restait huit mois de développement pour The Last of Us et même si certains éléments de l’interface utilisateur avaient déjà été ébauchés, la conception globale du HUD n’avait pas encore été établie et de nombreuses choses restaient encore indécises ». Avec un seul autre designer UI pour aboutir à l’interface HUD du jeu, les deux designers ont du créé un système HUD simple et efficace. Elle confit dans la même interview qu’avant son arrivée en novembre 2012, « le studio n’avait jamais eu de designer UI en chef auparavant ».

A la sortie du jeu, ce sont la qualité des graphismes, des personnages et de la trame narrative qui ont le plus retenu l’attention des joueurs et qui a valu au jeu un statut iconique pour beaucoup de personnes, ce qui démontre qu’une interface HUD simple et discrète suffit pour la majorité des joueurs tant qu’elle ne nuit pas à leur expérience de jeu.
De ce fait, la variété de l’interface HUD a stagné pendant quelques années.
III. Les innovations technologiques au service de l’immersion et du HUD
3.1 Interfaces diégétiques et dynamiques
La volonté de se rapprocher d’une expérience cinématographique et les avancées technologiques ont permis à certains développeurs d’innover, notamment avec les interfaces diégétiques. Ces interfaces, intégrées directement dans l’univers du jeu, incarnent l’idéal d’une immersion totale. Elles permettent de présenter des informations au
joueur de manière réaliste, en les faisant apparaître comme des éléments du décor ou des outils utilisés par le personnage (par exemple dans Dead Space, la santé du personnage est représentée par une jauge intégrée à la combinaison du protagoniste). Il n’y a donc pas d’informations « invasives » sur l’écran du joueur.

Cependant, cette approche n’est pas sans compromis. Si elle améliore l’immersion, elle peut parfois nuire à la lisibilité des informations, notamment lors de phases d’action où le joueur en a besoin de manière claire et rapide, et peut entrainer de la frustration chez les joueurs. Malgré ces contraintes, les interfaces diégétiques participent à la construction d’une identité unique pour les jeux, tout en s’alignant sur la tendance à réduire les barrières entre le joueur et l’expérience qu’on lui propose.
L’interface diégétique semble donc être garante d’une expérience immersive pour le joueur, mais l’interface HUD ne peut-elle pas être travaillée de différente manière, être diverse, pour aboutir à un résultat esthétique et technique propre à chaque jeu ?
3.2 Étude de cas : l’innovation de l’interface HUD permet un résultat unique et reconnaissable
L’interface HUD de NieR:Automata est une interface «classique» (éléments affichés à l’écran) mais est un bon compromis entre clarté, efficacité, esthétique et immersion. La mission de Hisayoshi Kijima, le designer UI en charge de l’interface HUD, était de concevoir une interface claire et utile tout en restant fidèle à l’univers du jeu. Il a cherché à équilibrer esthétique et fonctionnalité, créant une interface à la fois « propre et systématique », tout en travaillant les éléments esthétiques pour trouver un équilibre entre science-fiction et fantastique.


Dans NieR: Automata l’interface est dynamique et adaptative : elle évolue en fonction des actions et des choix du joueur, renforçant ainsi son sentiment de présence dans l’univers du jeu. L’HUD mélange l’affichage d’informations à l’écran et des éléments diégétiques : l’héroïne étant un androïde, les éléments d’interface (barres de vie, balises, etc…) sont conçus comme faisant partie de son système interne et le joueur est libre de modifier l’HUD à l’écran en changeant les puces électroniques de la protagoniste.


Ce concept de fusion entre l’interface et la narration crée une cohérence diégétique, où les outils qui facilitent la navigation dans le monde du jeu renforcent également la profondeur de l’immersion. Dans ce contexte, le HUD n’est plus simplement un affichage, mais un prolongement de l’expérience ludique.
3.3 Perspectives d’évolution de l’interface HUD
L’interface HUD est toujours en évolution, les développeurs devant allier innovation, esthétique et efficacité pour l’expérience du joueur. Les futures évolutions des HUD pourraient s’appuyer sur des technologies émergentes comme la réalité augmentée et virtuelle.
Ces technologies permettent de fusionner les interfaces dans le monde (réel) du joueur, brouillant les frontières entre l’univers réel et le monde virtuel et renforçant l’immersion. De plus, l’émergence de l’IA pourrait s’avérer utile pour analyser les habitudes et style de jeu des joueurs pour les aider à personnaliser l’interface HUD de la meilleure manière possible pour chaque individu.
Les avancées technologiques offrent un tout nouveau terrain pour réimaginer ces outils essentiels, mais leur mise en œuvre devra s’accompagner d’une réflexion approfondie sur les attentes des joueurs et la diversité des expériences vidéoludiques.
CONCLUSION
Contrairement à l’idée selon laquelle une interface visible et intrusive nuirait à l’immersion, il y a un réel besoin de clarté pour les joueurs afin de les immerger dans un monde fictif. Il n’y a pas vraiment de type d’interface HUD, qu’elle soit classique ou diégétique, qui peut être considéré comme « meilleure que les autres ».
L’interface HUD, loin d’être un simple outil fonctionnel, peut jouer un rôle actif dans l’expérience immersive du joueur ce qui implique que chaque HUD soit soigneusement travaillée pour être une extension naturelle de l’expérience de jeu, contribuant directement à l’immersion du joueur.